Lusana place la main à la hauteur de ses yeux, puis fouette la canne en avant d’un coup de poignet habile. Le petit morceau de fromage embroché à l’hameçon tombe délicatement sur l’eau, plonge et disparaît. Le poisson est là. Les sens de Lusana se mettent à vibrer dans l’attente. Il est dans l’eau jusqu’aux cuisses sous les ombrages des arbres qui bordent le fleuve ; lentement, il remonte le fil de sa ligne.
Au huitième lancer, il a une touche : une touche puissante, qui manque de peu lui arracher la canne du poignet. Il a ferré un poisson-tigre, cousin du Vieux Monde du célèbre et féroce piranha d’Amérique du Sud. Il laisse aller et donne du fil à son poisson. Il n’a pas le choix d’ailleurs : sa canne est pliée en deux. Soudain, avant que la bataille ait eu le temps de s’engager, le poisson-tigre contourne un tronc immergé, casse la ligne et prend le large.
— Je ne croyais pas possible qu’on puisse attirer un poisson-tigre avec un morceau de fromage, dit le colonel Jumana.
Il est assis sur le sol, adossé à un arbre, et il tient à la main l’enveloppe qui contient l’ébauche de l’opération Eglantine.
— L’appât ne compte guère si la proie est affamée, dit Lusana en regagnant la rive pour remplacer son bas de ligne.
Jumana se redresse pour vérifier que les gardes du corps sont bien à leur poste et sur le qui-vive. Précaution inutile : aucun soldat ne sert avec plus de ferveur et de fidélité que ceux-là. Ce sont des gaillards minces mais solides, choisis personnellement par Lusana et non seulement pour leur courage et leurs qualités physiques, mais aussi pour leur intelligence. Ils veillent dans les broussailles, leur arme prête dans des mains qui ne tremblent pas.
Lusana s’apprête à regagner l’eau.
— Qu’en pensez-vous ? demande-t-il. Jumana regarde l’enveloppe d’un air sceptique.
— Une escroquerie ! Une escroquerie de deux millions de dollars !
— Vous n’en voulez pas, alors ?
— Non, mon général, sincèrement, je ne veux pas acheter ça, dit Jumana en se levant et en époussetant son uniforme. Je pense que ce type, Emma, a servi au major Machita des bribes de renseignements pour lui faire avaler le reste. Ce résumé ne nous apporte rien. Il indique seulement que les Blancs préparent une grande attaque terroriste quelque part dans le monde avec une unité de Noirs se faisant passer pour des hommes de l’A.R.A. Les Sud-Africains ne sont pas assez stupides pour risquer des complications internationales avec une machination aussi absurde.
Lusana lance sa ligne.
— Mais supposons – supposons seulement – que le Premier ministre Koetsmann se sente le dos au mur. Il peut fort bien être tenté de jouer le tout pour le tout, de risquer un dernier coup de dés.
— Mais comment ? Et où ?
— Mon ami, la réponse à vos deux questions coûte deux millions de dollars.
— Je n’en persiste pas moins à penser que cette affaire Eglantine est une escroquerie.
— En fait, le plan est simplement génial, reprend Lusana. Si le raid fait de nombreuses victimes, le pays qui en a souffert serait alors amené à retirer son appui à notre cause et pourrait voter un soutien et un programme de fourniture d’armes au gouvernement Koetsmann.
— Les questions qui se posent sont inépuisables ; quel pays serait la cible du raid ?
— A mon avis, les Etats-Unis.
Jumana jette l’enveloppe sur le sol.
— Ne vous laissez pas abuser par cette ruse stupide, mon général. Employez cet argent à meilleur usage. Suivez plutôt mon projet d’une série de raids pour verser la terreur aux tripes des Blancs.
Un regard d’acier le coupe court.
— Vous connaissez mon sentiment sur les massacres.
Jumana s’obstine.
— Un millier de raids éclairs sur les villes, les villages, les fermes, d’un bout du pays à l’autre, nous amènerait à Pretoria pour Noël.
— Nous continuerons à mener une guerre civilisée, reprend Lusana glacial. Nous n’agirons pas comme une racaille de primitifs.
— En Afrique, il est souvent nécessaire de mener le peuple avec une main de fer. Ils savent rarement ce qui leur est bon.
— Dites-moi, colonel, je suis toujours prêt à m’instruire : qui donc sait ce qui est bon pour le peuple africain ?
Le visage de Jumana se crispe d’une colère contenue.
— Les Africains savent ce qui est bon pour les Africains, grince-t-il.
Lusana dédaigne l’allusion à son sang américain. Il devine les sentiments qui agitent Jumana : la haine de tout ce qui est étranger ; l’ambition forcenée et le goût tout nouveau du pouvoir, mêlés à une méfiance des méthodes modernes et, enfin, une acceptation presque enfantine de la sauvagerie primitive. Lusana se prend à se demander s’il n’a pas commis une grave erreur en nommant Jumana à un poste de responsabilités.
Avant que Lusana ait le temps de réfléchir aux conflits qui pourraient surgir entre eux, un sourd piétinement se fait entendre au bord du fleuve.
Les gardes du corps s’inquiètent puis se rassurent en apercevant le major Machita qui arrive en courant. Il s’arrête devant Lusana et salue.
— L’un de mes agents vient de m’apporter de Pretoria le rapport du raid sur le domaine Fawkes.
— Que nous apprend-il ?
— Emma affirme qu’il n’a pas pu trouver la preuve que l’Armée sud-africaine y soit mêlée.
— Nous voici donc de nouveau au point de départ, dit Lusana pensif.
— Il est incroyable qu’une bande puisse massacrer une cinquantaine de personnes sans qu’on réussisse à l’identifier, dit Machita.
— Emma mentirait-il ?
— C’est possible. Mais il n’aurait aucune raison de le faire.
Sans répondre, Lusana reporte toute son attention au poisson-tigre. Sa ligne siffle à travers le fleuve. Machita interroge Jumana du regard, mais l’officier détourne la tête. Machita demeure un instant déconcerté ; il se demande ce qui a bien pu faire naître l’atmosphère de tension qui règne entre ses deux supérieurs. Après un long silence gêné, il désigne du menton l’enveloppe.
— Vous avez pris une décision au sujet de l’opération Eglantine, mon général ?
— Oui, répond Lusana en reprenant du fil.
Machita attend en silence.
— J’ai l’intention de payer à Emma ses trente pièces d’argent pour avoir le reste du plan.
— Non, c’est un vol ! éclate Jumana. Personne pas même vous, mon général, n’a le droit de gaspiller stupidement les fonds de notre armée.
Machita retient son souffle et se tend. Le colonel a outrepassé l’autorité que lui donnent ses galons. Pourtant, Lusana continue de pêcher.
— Je vous rappelle, lance-t-il par-dessus son épaule avec une tranquille autorité, que c’est moi qui ai fourni la part du lion de ces fonds. Ce qui est à moi, je peux le reprendre ou en user à ma guise.
Les poings crispés, les muscles du cou tendus de colère, Jumana avance vers la rive ; un rictus découvre ses dents serrées. Soudain, comme si un court-circuit venait de se déclencher dans sa matière grise, l’expression de rage fait place à un sourire. Il parle normalement mais avec un accent d’amertume.
— Je vous demande de me pardonner cette remarque, dit-il. Je dois être à bout de fatigue.
Machita se persuade à l’instant même que le colonel représente un danger à garder à l’œil. Il perçoit nettement que Jumana n’acceptera jamais de n’être que le numéro deux.
— Laissons cela, dit Lusana. La chose qui compte pour le moment, c’est de mettre la main sur « Eglantine ».
— J’arrangerai la transaction, dit Machita.
— Vous ferez bien davantage, dit Lusana en se tournant vers le rivage. Vous allez, en effet, organiser la transaction. Et ensuite, vous tuerez Emma.
Jumana en est bouche bée.
— Vous n’avez jamais eu l’intention de lâcher ces deux millions de dollars ?
— Certes non, dit Lusana. Si vous aviez eu un peu de patience, vous nous auriez épargné votre sortie enfantine.
Jumana reste muet. Que pourrait-il dire ? Il hausse les épaules en souriant. C’est alors que Machita surprend l’imperceptible détour de son regard. Jumana ne regarde pas directement Lusana mais un endroit du fleuve, à une dizaine de pas du général.
— Gardes ! hurle Machita en pointant le doigt. Le fleuve ! Tirez ! Tirez, pour l’amour du ciel !
La réaction des gardes du corps est immédiate. Leur tir explose dans les oreilles de Machita, et l’eau se couvre de geysers à quelques pieds de Lusana.
Un vilain dos écailleux crève la surface et tourne lentement sur lui-même ; la queue fouette férocement l’eau sous la grêle de balles qui s’enfoncent dans l’affreuse carcasse. Puis le feu cesse ; l’énorme reptile a une dernière convulsion et il sombre dans l’eau.
Dans ses cuissardes, Lusana reste paralysé, les yeux écarquillés, au milieu du courant. Il fixe stupéfait dans l’eau claire le cadavre du crocodile que le courant entraîne dans le lit du fleuve.
Sur la rive, Machita tremble, pas tellement de l’horrible danger auquel Lusana vient d’échapper, mais bien davantage de l’expression satanique qu’il voit sur la face néandertalienne de Jumana.
Cette ordure a vu, songe Machita. Il a fort bien vu le crocodile se glisser dans le fleuve et foncer vers le général, mais il n’a pas dit un mot.